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180 secondes 

Il est le dernier. Le Beverley, unique survivant des cinémas X de France, qui font passer les films pornographiques des écrans d'ordinateur à ceux des grandes salles. Voyage au bout de la chaine du sexe, et récit d'une femme dans l'antre de la masturbation masculine.

« Vous ne tiendrez pas dix minutes. » Maurice Laroche, propriétaire du dernier cinéma pornographique de Paris, nous met au défi. Dans la pellicule projetée en salle ce samedi de mai à 14h18, une femme se dénude devant un homme, la trentaine, typé hispanique, sourcils trop épilés. L’actrice dévoile sa poitrine généreuse, sa peau lisse et hâlée, puis se tourne, face à la baignoire. Fait tomber le bas. Elle trempe ses pieds dans l’eau. L’un après l’autre. Soudain, flash back en noir et blanc : l’homme a la main autour de la gorge d’une différente jeune femme, les cheveux bruns, courts, au carré. Il la prend avec force et envie certainement, mais on ne voit que le haut de leurs corps. Juste quelques secondes. Du film, on en restera là : à la partie « parlotte », comme l’appelle Maurice. Cela aura duré trois minutes, montre en main.

 

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Tout en silence

 

 

 

 

 

C’est le métro 8, sortie 6 à Bonne Nouvelle qui mène à cet endroit resté figé dans le temps. Passé un glacier, une boutique de bagels et une terrasse de café, il faut prendre la deuxième à gauche. En levant la tête, un simple panneau : « Cinéma Beverley », et deux flèches qui dirigent vers le 14, rue de la Ville-Neuve. Sur un trottoir, les cuisines d’un restaurant pakistanais. En face, le Beverley. En toute discretion, les néons rouges avec l’inscription « CINEMA » sont éteints. Vu de l’extérieur, aucun film à l’affiche. Il faut monter une paire de marches et simplement tourner le visage pour atteindre la caisse, 12 € pour une durée indéterminée à l’intérieur. Au dessus de la vitre qui sépare Maurice de ses clients, une affiche en noir et blanc, l’écriture rose délavée des années sixties : Maîtresses expertes en sodomie, de John Francesca. Interdit aux moins de 18 ans, comme chaque film pornographique diffusé ici. Il n’y a qu’une salle dans le cinéma. Anciennement dédiée à la danse et à la cuisine auvergnate, c’est dans les années 1950 que cet établissement pour adultes est né.

 

Maurice relève la tête de ses papiers, et sort de sa petite cabine pour répondre à quelques questions. En dix minutes et 54 secondes, deux clients entrent. Ils échangent un simple « bonjour », paient, puis disparaissent derrière les portes couleur crème à peine 2m à droite. « Toute sortie est définitive », voilà qui est précisé, juste au dessus d’une photo d’une femme, ni nue, ni provocante. Juste sous une feuille de papier : « Ardeurs perverses / Sex à la bouche ». Un poil froid au départ, il s’avère en réalité que l’homme est bien taquin, et fier de ses projections : « Dans les anciens films que nous projetons ici, il y a un vrai scénario. Contrairement aux pornos d’aujourd’hui, qui eux sont masturbatoires, c’est tout. » Lorsqu’on lui demande d’assister à une séance, il esquive, incertain. En insistant quelques secondes pour un passe-droit d’une dizaine de minutes, le gérant sourit et lance sa prédiction, avant de filer silencieusement dans la salle des projecteurs. Nous apprendrons plus tard qu’il est loin d’être à l’image de ce qui se passe dans la pièce d’à côté.


Étouffant






Les portes battantes traversées, un sas, et une deuxième paire de portes, noires cette fois-ci. Et surprise. Peut-être même choc : dans cet endroit aux cent places, une dizaine d’hommes sont debout, le long du mur. Une dizaine d’autres, assis, éparpillés sur les 15 rangées de six sièges. Les rangs de devant peuvent en accueillir plus. Rien a l’écran pour le moment. La cage thoracique se resserre.

La lumière tamisée ne laisse pas voir avec précision les traits des 24 « têtes blanches » présentes. Ce qu’elle laisse sentir en revanche est leur regard. Lourd. Pesant. Étouffant. Oppressant. Il écrase, est indigeste et fait monter la bile. Avec 24 regards sur soi - dans une salle bien étroite pour tant de personnes -, 1m76 et 80kg n’y changent rien : vous êtes tout à coup devenue miniscule. Une toute, toute, petite fourmi qu’on pourrait écraser au moindre mouvement. « Il y a évidemment plus de tête blanches, des hommes plus âgés. Ils ont le temps, alors ils viennent se ressourcer », avait résumé Monsieur Laroche. Plus d’hommes, d’accord. Mais aucune femme ? À la sortie il sera plus précis : les femmes viennent surtout les jeudis et les samedis soirs. Soirée couple à 23h, c’est moins gênant. Elles y sont plus à l’aise.

Un Mississippi, deux Mississippi, trois Mississippi...

La projection démarre. Cela ne fait qu’une minute que nous sommes dans la pièce. Après avoir pris place côté couloir dans une rangée vide - bonne surprise, les sièges sont impécablement propres -, un homme vient s’asseoir. Ceux qui étaient au départ debout vers l’avant se retournent étrangement, et prennent place à côté. Se décaler de deux sièges vers la gauche, plus près du mur, n’était peut-être pas le meilleur choix. Devant, un  homme, vêtu de noir - ou de marron, de bleu ou de kaki. Peut-être portait-il une veste en cuir. Peut-être pas. Ce qui est certain, c’est que derrière ses fines lunettes de vue rectangulaires, son regard noir me scrute. Retourné, sans gêne. Pourtant, le film a démarré. N’est-ce pas pour cela qu’il a déboursé plusieurs euros ? Rarement, il m'a été donné de croiser un regard aussi malsain. Malsain, de sa définition : « Qui n’est pas sain. Qui a en soi le germe de quelque maladie. Qui est tourné vers les choses mauvaises, déraisonnables. Qui se complaît dans les mauvaises mœurs. Nuisible à la santé physique ou morale. Qui est caractérisé par sa négativité morbide. Qui porte dommage. Qui cause problème. »


Dévorée du regard






Deux minutes. 120 secondes. 120 secondes que l’on compte ainsi : Un Mississippi, deux Mississippi, trois Mississippi... L’expression « dévorer du regard », n’a jamais été aussi vraie, ni aussi littérale. Sa main est au niveau de son pantalon. Non, son sexe n’est pas sorti. Ou peut-être qu’il l’est. Nous ne prendrons pas le temps de vérifier. Ses yeux qui transperçent le corps au point de se sentir salie, le silence aussi lourd que les regards, simplement brisé par les couinements des sièges en cuir rouge et des boucles de ceintures qui tintent lorsqu’elles se défont... Les pas longs et glissants, infiniment lents. Le temps ne s’écoule pas. Le malaise et le peu d’envie d’être bloqués par un homme le pantalon baissé auront eu raison de la séance.


Trois minutes, voilà le temps passé en apnée, privés d’oxygène. Avant de quitter le lieu, Maurice lève le regard et tapote sa montre du doigt : « Je vous avais prévenus ». 



« Dans les anciens films que nous projetons ici, il y a un vrai scénario. Contrairement aux pornos d’aujourd’hui, qui eux sont masturbatoires, c’est tout. »

Maurice Laroche

Sofia De Sá Pereira

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Monsieur Maurice, comme l'appellent ses habitués, au micro de Théo Denmat

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La caisse du beverley est ouverte jusqu'à 16h par jour